lundi 25 octobre 2010

Si vis pacem, para bellum

Par un fait que je trouve alarmant, j'aimerai revenir et attirer votre attention sur le principe de dissusasion nucléaire, dont on n'entend parler aujourd'hui en france que par l'intermédiaire de nouvelle au sujet de l'IRAN. Bien mieux que je ne le ferai moi même, et en plus d’apporter un regard critique sur la situation, dans le texte qui suit, M. Rocard s’appuie sur des faits historiques qu’il serait bon de ne pas oublier.

« Vous avez prononcé le 19 janvier, à l’île Longue, un discours important. Vous avez ressenti la nécessité, à juste titre me semble-t-il, de rappeler à notre pays les principes fondamentaux qui encadrent et orientent la politique de défense de ses intérêts vitaux. Mais s’il est essentiel que ces intérêts vitaux soient défendus, et que la manière de les défendre soit connue des Français, donc présentée par le chef de l’Etat comme vous venez de le faire, pour être soumise à leur contrôle démocratique, il serait non moins essentiel que les choix majeurs faits à cet égard soient indiscutables.

Or c’est loin d’être le cas. Le principe même de la dissuasion nucléaire entre les mains de la France, s’il a joué un rôle essentiel pendant la guerre froide, pose question depuis qu’elle a pris fin et depuis qu’il n’y a plus personne à dissuader. C’est une controverse vieille d’une quinzaine d’années. Vous venez, la semaine dernière, Monsieur le président de la République, d’ouvrir, au-delà de celui-là, un deuxième débat en annonçant, de la façon la plus explicite jamais employée par un chef d’exécutif de puissance nucléaire reconnue que notre dissuasion nucléaire doit aussi s’adresser aux Etats terroristes. Cette novation est parfaitement dangereuse.

Bien qu’il s’agisse de problèmes largement communs, je crois nécessaire de préserver la distinction entre les deux. Si elle a été surabondamment discutée à l’extérieur de nos frontières, la dissuasion française avait fini par rallier au sein de l’opinion française une large majorité pendant la période de la guerre froide. De fait, après l’adoption de la doctrine de la riposte flexible en remplacement de celle des représailles massives par le président John F. Kennedy en 1962, le message des Etats-Unis et de l’OTAN au commandement soviétique était devenu : tant que vous n’utiliserez pas l’arme nucléaire, nous ne le ferons pas non plus. Cela ouvrait à l’Union soviétique un champ considérable de manoeuvres, pressions et mouvements possibles avec ses seules forces conventionnelles, jusqu’à l’invasion éventuelle de l’Europe de l’Ouest. Naturellement, dans ce dernier cas, l’Alliance aurait joué et les Américains seraient venus mettre fin à cette occupation. Mais offensive et contre-offensive pouvaient coûter quelques millions de morts.

La décision du général de Gaulle, prise en 1966, de retirer les forces françaises de l’Organisation de l’Alliance (OTAN) en temps de paix permit de reconquérir par là l’autonomie complète de la décision française. Tout mouvement intempestif de l’armée soviétique était de ce fait créateur d’un risque instantané non calculable, mais énorme. MM. Kissinger et McNamara, deux éminentes autorités américaines en la matière, ont chacun de son côté donné acte de cette analyse, qu’ils partageaient : le facteur d’incertitude créé par la France a joué un rôle déterminant dans le maintien de la paix. C’est sur ce raisonnement très précis que la France a connu chez elle pendant près de trente ans un consensus national profond au sujet de la manière de défendre ses intérêts vitaux. La fin de la guerre froide, la disparition de l’Union soviétique et celle du pacte de Varsovie changèrent totalement la nature du problème.

A la dissolution du pacte de Varsovie, l’Occident répond par l’élargissement de l’OTAN à un certain nombre de Républiques d’Europe centrale anciennement membres de ce pacte. Tout le monde approuve, personne ne discute. Au lieu d’ouvrir à la toute jeune Fédération de Russie la perspective d’un partenariat et d’une alliance ou d’une garantie stratégique pour lui permettre de consolider sa démocratie et reprendre son développement en paix, nous lui confirmons notre permanente méfiance. Nous commençons à en engranger les résultats. La Russie réveille son armement nucléaire et redevient autoritaire et agressive.

Nous avons suivi sans rien dire cette faute américaine qui consista à élargir l’OTAN alors qu’il eût fallu la dissoudre. Pourtant, malgré ce que le vieux George Kennan qualifiait de « la plus grande erreur diplomatique de l’Occident depuis un demi-siècle », la communauté internationale a donné pendant quelques années l’impression de s’engager dans la voie d’un désarmement mutuellement contrôlé.

La séquence vaut d’être rappelée : il faut mesurer les chances que nous avons gâchées. Le 22 juillet 1987, Mikhaïl Gorbatchev retire d’Europe toutes les fusées nucléaires soviétiques à portée comprise entre 500 et 5 000 km. 10 décembre 1987 : signature du traité de renonciation aux forces nucléaires intermédiaires. 31 juillet 1991 : signature du premier traité soviéto-américain de réduction des armements stratégiques Start I. Courant 1992 : la France devient membre à part entière du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), rejoignant ainsi ses quatre collègues nucléaires reconnus (Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, Chine). 3 janvier 1993 : signature de Start II. Eté 1996 : signature par le monde entier, sauf l’Inde, et mise à la ratification du traité d’arrêt complet des essais nucléaires CTBT (Comprehensive Test Ban Treaty).

A l’échelle historique, cette séquence est inouïe. En six mille ans d’histoire et dix mille guerres, on n’avait jamais vu les plus grands combattants du monde partager l’idée que ça suffisait, et commencer à organiser le dépôt des armes. Naturellement, ce n’était pas fini. L’ampleur de l’affaire était telle qu’il aurait fallu suivre cette perspective et tenir ce rythme pendant deux décennies. La perception commune, en tout cas, est que, la guerre froide terminée, s’il demeure des intérêts économiques ou territoriaux conflictuels, aucune nation n’exerce désormais de menace existentielle sur aucune autre. Aucun stratège nulle part n’invente plus de scénario de crise pour le traitement de laquelle l’emploi de l’arme nucléaire soit pertinent. Il n’y a plus personne à dissuader, et nos sous-marins en patrouille n’emportent plus de fusées ciblées ; ils font donc des patrouilles d’entraînement.

Pouvez-vous, au demeurant, Monsieur le président de la République, donner aux Français l’assurance que vous n’avez pas fait recibler nos armes, ou alors contre qui ? L’importance en tout cas du mouvement commencé pendant la première moitié de la décennie 1990 tenait à ce qu’il donnait une grande légitimité au très nécessaire combat de la communauté internationale contre la prolifération.

L’étape suivante aurait exigé que les puissances nucléaires reconnues se joignent au mouvement. Pour la Russie, dans sa période de refondation démocratique et au vu de son énorme besoin d’aide occidentale, c’était imaginable. Il y eût fallu une initiative franco-britannique. En compagnie de David Martin, député européen britannique, je vous l’avais soumise. Vous l’avez rejetée. La « fenêtre d’opportunité » a été manquée. Cela prolifère maintenant de partout. Bien sûr, vous n’êtes pas seul responsable, mais la France était seule sur ce sujet à pouvoir prendre l’initiative décisive. Vous avez même aggravé la situation en ordonnant une nouvelle campagne d’essais. Vous l’avez d’ailleurs arrêtée avant la fin (six essais au lieu de huit). Etait-ce devant la pression internationale ? En tout cas, vous fûtes sage de le faire, de faire fermer et désaffecter le site et de rejoindre la diplomatie internationale pour terminer sur la base de l’option zéro la rédaction du traité d’arrêt complet des essais nucléaires CTBT. Sur la base de ces derniers choix, certains ont cru la France, à travers vous, ralliée à l’option du désarmement nucléaire, donc décidée à exécuter l’engagement de l’article 6 du traité de non-prolifération nucléaire, qui lui incombe comme signataire, et qui prévoit le désarmement nucléaire progressif comme élément constitutif d’un désarmement général simultané et contrôlé.

La communauté internationale et ses experts s’accordent en effet aujourd’hui à souligner qu’il n’y a aucune comparaison possible entre le danger imminent qui est celui de la prolifération — pour lequel les grandes puissances soucieuses d’interdire le nucléaire des autres ne seront légitimes à le faire qu’après avoir abandonné leur propre nucléaire — et le traitement d’hypothétiques conflits à venir dans un futur lointain. Comme il n’y a plus de contestation vitale des modes d’organisation sociale, ni non plus de contestations territoriales majeures, de tels conflits futurs ne seront qu’à dominante commerciale, même avec la Russie, la Chine ou l’Inde. Il est d’autres manières de les traiter, et surtout de les prévenir.

Dans cette situation d’incertitude générale où la légitimité de notre force nationale de dissuasion nucléaire est bien mal fondée, vous avez senti le besoin de la confirmer. On peut comprendre, puisque l’Amérique a changé, réarme, miniaturise et viole allégrement le TNP, après avoir refusé de ratifier le CTBT, que la Russie, non contente de n’avoir jamais ratifié START II ni le CTBT, réveille son armement, et que la Chine, observatrice placide, en tire les conséquences en intensifiant elle aussi son armement nucléaire. Vous sentant sans doute délié de la responsabilité d’utiliser la fenêtre d’opportunité du désarmement, ce qui logiquement au nom de son histoire incombait à la France, vous suivez le mouvement inverse et participez à la dangereuse course à la revitalisation de l’armement nucléaire. Vous vous en seriez tenu à cela que vous n’auriez rencontré que des objections nostalgiques, comme la mienne ici, et en tout cas peu nombreuses, en France où l’opinion n’est guère consciente en matière de contrôle des armements, même si la cause est terriblement grave.

Mais votre enthousiasme nucléaire vous a poussé à donner à nos forces utilisant cette arme une mission nouvelle : dissuader les Etats terroristes. Je passe sur le fait que les vrais terroristes ont dû sourire, eux qui ne demandent jamais la permission aux Etats où ils séjournent de conduire leurs activités criminelles : Pakistan, Arabie saoudite ou même Afghanistan. Il ne fut pas besoin de l’arme nucléaire pour détruire ce dernier, où ils avaient pris le pouvoir. Tout militaire sait, le général Valentin (ancien gouverneur militaire de Paris) vient de l’écrire, que le nucléaire n’est pas pertinent en matière de terrorisme. La destruction des terroristes, de leurs repaires et de leurs instruments sera d’autant plus considérée comme légitime qu’elle fera peu de dégâts collatéraux. Elle appelle un effort considérable pour améliorer notre force en matière de renseignement, de frappe ponctuelle à longue distance, fût-elle classique, et de services spéciaux catégorie action : et, en même temps, notre aide à un vrai décollage économique local qui éloigne la population des pays concernés de la désespérance.

Vous écartez explicitement cette mission et annoncez la posture inverse, visant à menacer d’effets massifs les Etats où se cachent les terroristes. Or ils n’en peuvent mais. Cette posture, pour les pays sous-développés « à risque », et notamment les pays musulmans, ne peut-être interprétée que comme une menace générale à l’endroit de leurs sociétés entières dès l’instant que quelques terroristes s’y nichent. Elle ne peut en outre que nous attirer la réprobation générale de toute la communauté internationale, à la seule exception peut-être des Etats-Unis sous leur présente administration. Elle n’est en tout cas absolument d’aucune utilité dans la lutte contre le terrorisme d’aujourd’hui. Les dirigeants actuels des pays les plus infestés de terroristes, Pakistan et Arabie saoudite, se disent et se veulent amis de l’Occident. Comment allez-vous leur expliquer ce que vous venez de dire ?

Monsieur le président de la République, vous fûtes mal inspiré. Cette posture est inefficace et dangereuse. Le monde entier nous la reprochera, à juste titre. Il n’y a pas de honte à se dédire. On vous sait aussi, tout de même, capable d’actes de grandeur.

Vous avez là une occasion urgente.

MICHEL ROCARD"

Aujçurd'hui, et selon IHEDN, il apparaît que, même si la France doit tenir compte du contexte européen et international, elle n’est pas, aujourd’hui, prête à lui sacrifier sa dissuasion nucléaire, ultime rempart contre la réapparition de grands conflits et garante de nos intérêts vitaux. Le débat sur une identité européenne de défense doit forcément intégrer cette dimension.
Parallèlement, l’européanisation de la dissuasion nucléaire apparaît incoutournable mais problématique, car elle passe par un débat sur un des piliers de la souveraineté des états.
En effet, et même si l’on se satisfait de l’article V du traité de Bruxelles modifié comme définition des intérêts vitaux, il faudra d’abord procéder à la construction d’une Europe de la défense commune, qui devra se doter de structures collectives intergouvernementales de réflexion et de concertation au sein desquelles sera débattue une dissuasion nucléaire concertée, qu’elle soit strictement intra européenne ou euro-atlantique.
Dans ce cadre, il paraît évident que des relations étroites avec le Royaume Uni doivent être développées, afin que les deux seules puissances nucléaires européennes élaborent une approche commune, sur la base de laquelle une dissuasion concertée pourrait être débattue avec les autres membres de l’Union européenne.

Lucas